
L’un des as les plus emblématique et les plus audacieux des Cigognes. Il sera l’As au 23 victoires bien qu’il en réclamait près du triple.
« C’était l’ami le plus doux, le plus sincère, le plus heureux de rendre service. C’était le compagnon le plus agréable, le plus gai, le plus. C’était le guerrier le plus brave, le plus ardent, le plus adroit. » Cet homme paré de tous les superlatifs par ses camarades, c’est le sous-lieutenant René Dorme, « L’increvable Père Dorme » de l’escadrille des Cigognes. La base aérienne 107 de Villacoublay a choisi d’honorer ce héros disparu à 23 ans, en portant son nom. Texte : Corinne Micelli –
Lorsque René Dorme arrive à l’escadrille N 3 le 6 juillet 1916, les « Cigognes » ne savent pas encore qu’elles accueillent une carte maîtresse qui allait transformer le brelan d’as Guynemer-Nungesser-Heurtaux, en carré. Pourtant, la nouvelle recrue n’a pas vraiment la carrure d’un guerrier. Trapu, paisible, sa bonhomie, ses yeux pétillants de gaieté et son bon rire franc lui donnent l’allure tranquille d’un brave propriétaire terrien. Le « Père Dorme » perce déjà sous le jeune breveté pilote depuis son arrivée au camp retranché de Paris, où il fait ses premières armes sur Caudron.
Il est maréchal des logis d’artillerie, engagé pour quatre ans à Bizerte (Tunisie) lorsque la déclaration de guerre le surprend. L’aviation militaire recherche des volontaires. C’est décidé, il sera son homme. Sa requête est acceptée, il rejoint le 2e groupe d’aviation à Lyon-Bron, puis suit un stage d’observateur avant d’intégrer l’école de pilotage de Pau. Breveté pilote le 5 juin 1915, il est muté avec le grade d’adjudant à la C94, une escadrille du camp retranché de Paris qui participe à la défense aérienne de la capitale. Il se lie d’amitié avec le sous-lieutenant Raty et l’adjudant Guiguet, avec lesquels il s’entraîne sur Nieuport. Très vite, les trois compagnons forment un trio remarquable. Tandis que Raty abat un avion près de Soissons et que Guiguet incendie un Drachen, Dorme part souvent en maraude sur les lignes pour s’initier aux techniques du combat. Il désire ardemment se spécialiser dans la chasse et surtout partir au front. « J’ai à venger mes compatriotes qui sont tombés, mes vieux parents qui, en pays envahi, sont restés six mois sous la botte, souffrant moralement et physiquement, et à assouvir la haine héréditaire qu’ils mont léguée contre les Prussiens, écrira t-il dans une lettre adressée à Jean Daçay, rédacteur en chef du Journal.
Car René Dorme est natif de Lorraine. Lorsqu’il naît le 30 janvier 1894, son père est chef de gare à Aix-Abaucourt près de Verdun. Les hasards du fonctionnariat conduisent la famille à Briey en Meurthe-et-Moselle. Il y a passé toute sa jeunesse avant de devancer l’appel en s’enrôlant au 7e groupe d’artillerie à pied à Bizerte. En Tunisie, le soldat de 20 ans, exaspéré de se voir relégué à des tâches stériles, s’épanche dans son carnet de route et laisse percevoir son angoisse d’ignorer le sort réservé aux siens, « prisonniers des Allemands, tout là-bas dans la région la plus ardemment convoitée par l’ennemi ». Il a besoin d’action, de faire la guerre sur un avion. Et quand il est enfin appelé comme élève-pilote, c’est toute son âme de Lorrain qui s’enfièvre. « Il était temps, note-t-il, car plusieurs fois, j’ai pris mon sac et mon mousqueton pour partir au front seul et sans ordre. » Tel est son désir, tel est son destin.
Et c’est le 3 avril 1916 que le destin ou sa « bonne fortune » comme il l’appelle, lui envoie un signe. L’adjudant René Dorme décolle du Bourget à bord de son Caudron et aperçoit au nord de la forêt de l’Aigle six LVG. Bien que seul, il fond sur la patrouille, obligeant cinq appareils à fuir. Il poursuit le sixième et l’attaque. Le soir même, il écrit à ses parents. « Chers parents, enfin ça y est, j’ai descendu mon B… ce matin, un peu au-dessus de Tracy-le-Val (nord de Compiègne). Un LVG. Je l’ai pris par surprise et canardé à 100 mètres. Il est tombé tout de suite, verticalement et en vrille, dans les lignes allemandes. J’ai besoin de recueillir les témoignages des fantassins et des artilleurs de première ligne pour que mon coup me profite, ce à quoi je m’occupe. » Cette victoire audacieuse, si elle ne fut reconnue que plusieurs mois plus tard, ne sera jamais portée au palmarès du futur As des « Cigognes ». René Dorme allait connaître au cours de sa courte carrière les déboires des homologations.
Alors que Raty et Guiguet ont été dispatchés dans des escadrilles opérant sur le front, il reçoit dès la fin du mois de juin son affectation pour la N3, dont les pilotes font régulièrement l’objet de communiqués officiels et sont encensés par la presse. La nouvelle résonne comme un chant de victoire. Quand il rejoint les « Cigognes » le 6 juillet 1916, Guynemer est arrivé depuis une vingtaine de jours. En l’accueillant, le commandant Brocard devine sous l’aspect paisible du jeune pilote, de la graine d’as. René Dorme ne le fera pas mentir. Trois tours de cadran solaire plus tard, il abat son premier avion. Certes, Dorme a pénétré les lignes ennemies de quelque quinze kilomètres mais la victoire est tellement éclatante qu’elle ne souffre aucune suspicion pour être homologuée. Le 28, il triomphe de nouveau d’un aérobus bi-moteur et bi-fuselage, qui s’abîme en flammes entre Chaulnes et Roye. En 22 jours, il est titulaire de deux victoires. Au mois d’août, il abat huit autres avions dont six sont reconnus. Le 16, il a écrit au rédacteur en chef de La Guerre aérienne : « Je suis en effet sur le point d’avoir les honneurs du communiqué, car j’ai sur la conscience cinq B… dont quatre officiellement confirmés. » Pour abattre ses ennemis, René Dorme a une science toute personnelle. La manœuvre qu’il préfère est la glissade. Explications. Il se laisse tomber sur l’avion ennemi, se place sous sa queue, surveille et analyse les tirs du mitrailleur. Sa tactique, il la décrit dans un manuel de chasse qu’il tient à jour scrupuleusement. En septembre, quatre avions sont homologués sur les neufs tombés au tapis. En octobre, trois appareils sur six lui valent les honneurs du communiqué. Désormais, le palmarès du « père Dorme » aligne 15 victoires officielles. En réalité, en sept mois depuis sa première victoire du 3 avril, il a mis hors de combat 26 avions allemands. Selon la correspondance qu’il entretient quotidiennement avec ses parents qui ont emménagé chez sa sœur Jeanne à Bois d’Arcy dans les Yvelines, il « coince, escoffie, dépouille, bigorne, assassine ou pige » les Fokker ou les Aviatik qu’il n’hésite pas à traquer sur leur propre territoire. « Dorme, dira Guynemer, il en descend un par jour ». Et peu importe si les avions descendus ne sont pas homologués, le héros n’a fait qu’accomplir son devoir. Le commandant Brocard est plus désolé que lui.
- – « 30 kilomètres à l’intérieur des lignes allemandes, mais mon pauvre Dorme, c’est bien loin. Comment voulez-vous qu’il soit homologué ?
- – Bah, qu’est-ce que ça peut faire ; ça en fait toujours un de moins… »
Modeste Dorme ! Après avoir abattu son quinzième avion, il est le seul pilote encore adjudant. Ses victoires successives lui valent le titre de recordman de vitesse de la chasse. Ses camarades l’admirent tandis que ses ennemis le craignent, reconnaissant sa marque au « Père Dorme » qu’il a fait peindre sur l’habitacle de son Nieuport 17 et à la croix de Lorraine de couleur verte le long du fuselage. Gare à qui s’y frotte !
A cette période, René Dorme semble bénéficier de la protection divine. Ses méthodes de combat révèlent un sang-froid inaltérable et une audace réfléchie. Il manœuvre toujours pour éviter de se trouver dans la ligne de mire de son adversaire. Cette tactique lui permet d’être invulnérable. Seules deux balles inoffensives percèrent la carlingue de son avion au cours de ses combats. Pour ses amis, le « Père Dorme » devient aussi « L’increvable ».
Le 1er février 1917, alors qu’il se remet d’une blessure au bras par balle explosive – « trois fois rien, dira-t-il. Sept ou huit petits grains minuscules dans le bras droit ! », il reçoit ses galons de sous-lieutenant. Guéri, il rejoint ses camarades de la N3 qui devient la SPA 3 en se dotant d’un nouvel avion de chasse, le Spad VII plus rapide et plus puissant dont le fuselage arbore l’emblème de l’escadrille : la cigogne. En mars, l’offensive française vient de commencer sur l’Aisne. Un terrain rêvé pour les champions de la chasse. Immobilisé pendant trois mois à la suite de sa blessure, Dorme décide de rattraper le temps perdu. Le 25 mars, un AEG biplace succombe sous son tir et les deux passagers sont faits prisonniers. Cette victoire indiscutable ne parut pas au communiqué pour des raisons politiques. Dorme étant devenu la terreur des allemands qui avaient pu juger des hécatombes que leur causait sa présence sur le front, l’intérêt de l’état-major fut de la leur laisser ignorer. Mi-avril, il est au feu au-dessus du Chemin des Dames. Le mois se termine par un record fantastique de sept combats et de six victoires en trois jours. En mai, en abattant deux avions, il clôture son palmarès à 23 victoires officielles. Mais sa bonne fortune va le lâcher.
En huit mois de présence effective sur le front, René Dorme s’est « tassé » 623 heures de vol sur l’ennemi, a effectué 120 combats, et obtenu 50 victoires probables, 43 victoires certaines dont seulement 23 homologuées. Vingt-trois, c’est aussi le nombre d’années que René Dorme a fêté le 30 janvier. Quand il monte à bord de son Spad le 25 mai 1917, il a rendez-vous avec son destin. Les soldats français terrés dans leurs tranchées assistent, impuissants, à la tragédie qui se joue près du Fort de la Pompelle. Il a si souvent trompé la mort que ses frères d’armes mettront plusieurs jours avant d’admettre que « l’increvable père Dorme » n’était pas invincible.