
… et un autre baron Rouge !
Georges Madon était un subtil mélange des qualités des trois plus grands aviateurs de la Grande Guerre. Il qualifiait Guynemer de virtuose de la ténacité persévérante, Fonck de virtuose de la réflexion et Nungesser de virtuose du courage. Pour honorer la mémoire de l’intrépide enfant de Bizerte propulsé au rang de quatrième as de guerre, la base aérienne 702 d’Avord a choisi de porter le nom de ce virtuose de l’habileté. Biographie Texte : Corinne Micelli
En ce 11 novembre 1924, Bizerte la tunisienne célèbre deux événements : l’anniversaire de l’armistice et l’inauguration d’un monument élevé à la gloire de Roland Garros, vainqueur de la Méditerranée en 1913 et mort au combat en octobre 1918. Un cortège d’officiels et une foule bigarrée sont venus assister à la cérémonie qui sera clôturée par un meeting aérien. Le capitaine Georges Madon, quatrième as de la Grande Guerre, monte à bord de son avion qui n’est plus tout jeune. Le moteur n’est pas vraiment au point mais il en a tant vu au cours de ses combats, que ce détail n’encombre pas son esprit. Il compte une fois de plus sur les bonnes dispositions de dame Providence à son égard. Dans un vrombissement joyeux, il enchaîne toute une gamme d’acrobaties qu’il maîtrise sans faillir. Et soudain, la panne sèche. Il vole à trop basse altitude pour distinguer un terrain où il pourrait atterrir sans encombre car le groupe d’officiels se rapproche dangereusement. C’est la catastrophe assurée. Par une manœuvre désespérée, il avise le toit blanc d’une villa, seul point de chute qui provoquera de moindres dégâts. Il s’y écrase dans un ultime sacrifice. Ainsi disparaît Georges Madon, âgé de 32 ans, médaillé militaire, officier de la Légion d’honneur, titulaire de 41 victoires homologuées (105 en réalité) et de 20 citations.
Le destin a voulu que l’enfant de Bizerte revienne mourir dans la ville qui l’a vu naître le 28 juillet 1892. Elève au collège de Tunis, le paludisme l’oblige à abandonner ses études à quinze ans. Pour meubler son oisiveté, il découpe les coupures de journaux qui étalent à la « une » les progrès incroyables d’une nouvelle invention qui le passionne : l’avion. L’idée lui vient d’assembler des maquettes de planeurs dont il se lasse vite. Puis chemin faisant, il imagine des modèles qu’il piloterait à l’instar de tous ces héros, (à vrai dire, des casse-cou !) dont il collectionne précieusement les articles relatant les exploits. Pour débuter, il construit une aviette à l’aide d’une bicyclette qu’il harnache de roseaux et de pièces de tissus. Hélas, si l’invention s’avère précieuse pour sécher le linge, elle est plus que douteuse comme moyen de transport aérien. Les atterrissages se terminent toujours par des chutes lamentables. L’inventeur en herbe couvert d’ecchymoses y perd à la fois, et sa bicyclette et ses illusions. Alors, il se lance dans la fabrication de cerfs-volants destinés à donner des baptêmes de l’air à des chatons. Devant le résultat encore plus pitoyable, il abandonne momentanément ses projets aériens pour s’intéresser à la mécanique. Il est maintenu guéri de ses fièvres paludéennes et pour canaliser son énergie, il décide de pratiquer des sports vigoureux. Le football, la boxe et le cyclisme à outrance transforment rapidement l’adolescent chétif en un solide athlète. L’aviation se rappelle alors à Georges sous la forme d’un pilote venu donner quelques exhibitions à Tunis. C’est décidé, il veut désormais imiter l’homme oiseau. Malgré quelques réticences, il obtient de ses parents de poursuivre ses études à Paris en 1911. A peine débarqué dans la capitale, il s’inscrit à l’aérodrome Blériot d’Etampes où il obtient son brevet après 19 leçons. Elève assidu, il étonne ses professeurs et ses camarades par son habileté. Il revient en Tunisie et attend l’heure d’effectuer son service militaire. Mais, par crainte d’être versé chez les zouaves, il s’engage au 1er génie à Versailles. Hélas, lui qui croyait piloter se retrouve employé aux cuisines. Arguant de son brevet de pilote et après de nombreuses démarches, il reçoit enfin son affectation au centre d’Avord le 1er janvier 1913 où il passe rapidement son brevet militaire.
En juin, sa hiérarchie le désigne pour accompagner les lieutenants de Malherbe et Münch à Saintes. Si l’aller se passe sans encombre, Georges Madon connaît ses premières émotions fortes sur le trajet du retour. Pris dans un orage, son avion se retourne, le forçant à voler sur le dos, une position jusqu’alors considérée comme mortelle. A cette époque, Pégoud n’était pas encore l’acrobate du ciel. La chance veut que l’avion se redresse de lui-même et qu’il puisse atterrir sur une des berges de la Creuse. Cet incident qui aurait incité plus d’un pilote à abandonner le métier, va enhardir Georges. Quelques jours plus tard, il bat le record militaire de l’altitude avec un passager en s’élevant à 3800 mètres et s’autorise quelques manquements au règlement. En 1913, les acrobaties et autres preuves d’adresse, considérées comme fantaisistes donc dangereuses, sont sévèrement réprimées. Mais dans les cieux, le caporal Madon exulte et ne peut s’empêcher de se griser dans d’audacieuses prouesses. Conséquence : 30 jours de prison, cinq mois de mise à pied et retour à la popote d’Avord. C’est alors que la guerre éclate…
En raison de son indiscipline, Georges Madon est désigné pilote de seconde réserve à Belfort. Ce qui signifie en fait, que seules la mort ou la blessure d’un aviateur au front peuvent lui laisser une chance de voler. Justement, son camarade Battesti s’est cassé la jambe au départ d’une reconnaissance ; aussi demande-t-il à le remplacer. Il obtient une première citation à l’ordre du 1er groupe d’aviation, alors que la guerre n’a qu’une semaine d’âge. « Volontaire pour une mission délicate dans des circonstances difficiles. » Il demeure cependant dans la seconde réserve. Fin septembre, il rejoint la B 30 stationnée à Soissons pour y faire des reconnaissances à l’intérieur des lignes ennemies. Mais l’avion est trop lent à sa convenance et il se lasse rapidement de ces missions monotones. Promu sergent fin novembre 1914, il obtient l’autorisation d’effectuer des vols d’observation de nuit qui lui apportent un peu de variété dans sa vie de pilote. L’année 1915 débute par une deuxième citation et l’autorisation d’effectuer des bombardements de nuits. Georges peut enfin prouver sa valeur. Pour peu de temps hélas ! Car le GQG décide sans justification aucune, d’interdire ces opérations. Le sergent Madon retourne donc aux reconnaissances, aux réglages de tir et aux repérages de batteries. En bref, aux missions sans intérêt. Les Blériot sont remplacés par des Maurice Farman et l’escadrille part s’entraîner à Paris.
Le 3 avril, le sergent Madon et le caporal Chatelain, mécanicien, décollent du Bourget pour regagner le front. Après une première escale à Remiremont, ils repartent en direction de Toul. Enveloppés dans une brume épaisse, ils s’égarent et finissent par atterrir sur un terrain qu’ils pensent être Montbéliard. En fait, l’équipage s’est posé à Porrentry en Suisse et est immédiatement capturé par une patrouille alémanique. Après une succession d’évasions rocambolesques, Madon et Chatelain parviennent à s’échapper le 27 décembre 1915 pour reprendre leur place au front. Ils ignorent alors que le GQG a diligenté une enquête sur les causes de leur « désertion » en pays neutre et a décidé de les traduire en conseil de guerre dès la fin des hostilités.
En attendant, le sergent Madon est affecté à une section d’artillerie lourde commandée par le lieutenant Menj, dès le 3 janvier 1916 dans le secteur de Verdun qui prépare sa grande offensive. Le Maurice Farman, lent et incapable de se défendre à l’arrière, est la cible idéale pour les Fokker allemands qui maîtrisent le ciel. Bien qu’il n’ait pas volé depuis huit mois, Madon s’efforce de livrer la chasse aux Aviatik et aux LVG et se porte volontaire pour toutes les missions. Devant l’enthousiasme, la fougue et l’adresse du pilote, le lieutenant émet un avis favorable afin qu’il puisse intégrer l’aviation de chasse. Malgré sa maîtrise du pilotage, Georges retourne à l’école de Pau le 18 mai 1916, pour un nouvel apprentissage sur Nieuport. Le 1er septembre, il est affecté à la MS 38. A la fin du mois, il a peaufiné sa méthode de chasse. Il abat son premier Fokker puis un second début novembre, qui lui rapportent la médaille militaire et deux autres citations. Quand l’année 1916 se termine, le fraîchement promu adjudant en est à quatre victoires officielles. Un mois plus tard, l’escadrille est dotée du fameux Spad. Madon l’étrenne et enlève à la fois sa cinquième victoire et le droit au communiqué qui fait de lui un as. Les succès vont désormais s’accumuler. Il mitraille même un train convoyant des troupes ennemies de Vouziers à Sainte-Ménéhould et le contraint à s’arrêter. 6 février, sixième avion. En mai, son palmarès s’enrichit de trois autres victimes et les citations succèdent les unes aux autres. Le 2 juillet, il attaque un biplace de si près qu’il entre en collision avec son adversaire. Le Spad perd le plan supérieur et ses deux longerons sont sectionnés au ras du réservoir de secours. Sonné par le choc, Georges Madon tente désespérément de redresser son appareil qui descend à une vitesse vertigineuse. C’est la mort assurée. Mais dame Providence veille une fois de plus sur l’audacieux pilote. Le Spad finit par obéir aux ordres de son maître. L’atterrissage se termine en capotage. Assommé par le pare-brise, Georges s’évanouit. Quand il reprend conscience, il constate qu’il n’a qu’un doigt cassé qui sera sa seule blessure de guerre. Cette victoire, comme de nombreuses autres, ne sera pas homologuée. On ne badine pas avec le règlement !
Le 15 août, il est promu sous-lieutenant, un grade qu’il ne pensait pas obtenir en raison de son « incursion » en Suisse deux ans auparavant. En remerciement de cette générosité, il envoie au tapis trois nouvelles victimes en l’espace de 15 jours. A la veille de Noël 1917, son palmarès affiche 19 victoires. Le 3 février 1918, à bord d‘un Spad-canon de 37 millimètres auquel il a adjoint une mitrailleuse, il pulvérise deux avions ennemis. Courageux et téméraire, Georges part seul en chasse chaque fois qu’il le peut. Il n’hésite pas à se lancer au milieu d’une patrouille d’avions allemands pour les mitrailler puis s’esquive par une habile manœuvre quand le danger devient imminent. Il pousse l’audace à provoquer des pilotes ennemis en leur adressant des messages lestés, attachés à un ruban tricolore. Ainsi, le lieutenant Baldamus, as aux 18 victoires et le lieutenant Lothar von Richthofen, frère du baron rouge, se voient fixer un étrange rendez-vous en plein ciel : « Si vous désirez vous rencontrer avec moi, venez tous les jours à 9 heures du matin et à 5000 mètres à la verticale de la Main-de-Massiges, sur les lignes – signé Georges Madon. » On reconnaît dans le chasseur ailé la trempe des chevaliers d’autrefois. Hélas, ses rivaux ne répondront jamais à l’invitation. Après plusieurs doublés, Georges Madon réussit un quadruplé le 1er juin. Le 3 septembre, malgré la série des succès non homologués, son palmarès affiche 41 victoires officielles. Ce sera la dernière jusqu’à l’armistice. Le 25 novembre 1918, le lieutenant Georges Madon, l’enfant de Bizerte chéri par la providence, est promu Chevalier de la Légion d’honneur pour hauts faits de guerre.
Mais c’est aussi à Bizerte, qu’étrangement, sous le regard éteint de la statue de bronze de Roland Garros, la Providence l’abandonnera pour le laisser rejoindre, un matin de l’automne 1924, là-haut dans les étoiles, le cortège de tous ses amis disparus en plein ciel.
Encadré : La rosette de la Légion d’honneur, le prix de la gloire :
« Madon, Georges-Félix, lieutenant à titre temporaire (active) du génie, pilote aviateur : officier d’élite, pilote de chasse d’une indomptable énergie, d’une bravoure héroïque et d’une suprême habileté. Toujours vainqueur au cours d’innombrables combats engagés sans souci ni du nombre des adversaires, ni de l’éloignement de nos lignes, jamais atteint même d’une seule balle, grâce à la rapidité foudroyante de ses attaques, à la précision de ses manœuvres, à l’infaillibilité de son tir, meurtri parfois dans des chutes terribles, entraîne inlassablement, par son splendide exemple, l’escadrille qu’il commande et qu’il illustre chaque jour de nouveaux exploits […]. »