LES DESACCORDS DE MUNICH

Posté : 17th avril 2020 par C.M. dans L'Homme

 Un nouvel extrait de la future biographie de René Fonck rédigée par Corinne MICELLI et publié avec son aimable autorisation.

[…] À l’intérieur de l’Hexagone, un vent aigre chasse la fantaisie des années folles et les espoirs de paix éternelle cèdent la place à la fin des illusions. Après l’euphorie des premiers jours créée par l’élection du Front populaire, Léon Blum, l’« homme de 36 » est confronté aux résistances patronales et à la situation internationale qui menace les fondements de la République. À l’Est, l’Allemagne hitlérienne réarme dangereusement. Un professeur de droit, René Capitant, dévoile le péril de l’idéologie nationale-socialiste qui aboutira nécessairement à une guerre raciale. Au-delà des Pyrénées, les Espagnols s’entretuent dans une guerre civile qui pourrait bien s’exporter sur le territoire français. Aussi Blum décide-t-il de ne pas intervenir. Franco a demandé l’aide de Hitler pour venir à bout des insurgés du Frente popular. Le 26 avril 1937, les Heinkel 111 et les Junkers 52 de la légion Condor déferlent dans le ciel de Guernica y Luno, ville sainte du pays basque située à 30 kilomètres de Bilbao. L’intervention allemande, qui a coûté la vie à 1 654 civils et fait 889 blessés, indigne la communauté internationale. En quatre heures à peine, la ville est rayée de la carte.

Bouleversé et choqué par la tragédie, Pablo Picasso exorcise sa colère sur une toile de huit mètres de long sur trois et demi de large. « La guerre d’Espagne est la bataille de la réaction contre le peuple, contre la liberté. Toute ma vie d’artiste n’a été qu’une lutte continuelle contre la réaction et la mort de l’art. Dans le panneau auquel je travaille et que j’appellerai Guernica, et dans toutes mes œuvres récentes, j’exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort.  »

Un mois plus tard, l’exposition internationale « Art et technique du temps présent » s’ouvre à Paris. Gigantesque, elle couvre une superficie de cent hectares, de la colline de Maillot à la place d’Iéna. Le pavillon allemand et le pavillon russe, érigés face à face, s’affrontent déjà prophétiquement. Au pavillon espagnol, Guernica attire des milliers de visiteurs. L’un d’entre eux, Otto Abetz, futur ambassadeur du Reich en France et grand amateur d’art, questionne Picasso sans savoir qu’il s’adresse à l’auteur : « Qui a fait cette horreur ? » Et le peintre de répondre sans sourciller : «  Mais c’est vous !  » Adolf Hitler inaugurera en grande pompe deux mois plus tard, une exposition dite de l’« Art dégénéré » (entartete Kunst). Quelque 500 œuvres sélectionnées par les nazis comme « exemples typiques d’une époque décadente » seront désignées à l’opprobre public. Ce Guernica exposé à Paris, qui dénonce la terreur nazie, est ressenti comme un affront envers le Reich.

Parmi les 52 nations représentées, l’imposant et fier pavillon allemand nargue de sa masse les autres bâtiments. L’exposition internationale est l’occasion de s’intéresser aux nouvelles techniques et de retrouver quelquefois des amis. Ernst Udet, dont le nom demeure lié à celui du développement de la Luftwaffe, profite de sa présence à Paris pour rendre visite à René Fonck. Il ne l’a pas revu depuis leur balade nocturne au-dessus de Berlin à bord de son Flamingo biplace. Neuf ans déjà ! Que le temps passe vite quand on a un Goering pour chef. «  La jeunesse doit oser ! » a lancé Hitler. Udet est donc élevé au rang d’idole de la Luftwaffe, parfait pour ce genre de slogans dans les films de propagande. Les actualités cinématographiques le montrent à côté du maître de chasse au gibier du Reich.

En attendant, Ernst Udet vole, mais boit aussi de plus en plus et mélange vin, bière, et cognac. Il a fait fabriquer un bar transportable qui l’accompagne en vol. Udet, « le buveur volant ». Il fait partie de cette génération où l’alcool est un signe de virilité. L’alcool a aussi pour fonction d’anesthésier les angoisses liées à sa crainte de ne pas pouvoir assumer sa mission, des angoisses dont la responsabilité incombe à Goering. « Pour voler, il faut savoir pactiser avec le diable…  »

À Paris, il retrouve sa sérénité et des camarades français, britanniques, américains. La Royal Air Force l’invite à la Journée de l’Empire dédiée à la démonstration de ses plus récents appareils qui se tiendra à Farnborough début 1938. À partir de cette époque, les anciens de 14-18 vont se réunir régulièrement, notamment à Carinhall, la propriété que Goering a érigée en véritable sanctuaire à la mémoire de sa première épouse, la comtesse suédoise, qu’il adulait. Il connaît la réputation de fin tireur de René Fonck. Aussi n’hésite-t-il à l’inviter, avec d’autres officiers, à participer à de grandes parties de chasse. « Ça sent la charogne dans la forêt allemande  », notera Udet dans ses carnets quand il sombrera dans la dépression.

Au cours des repas, tous les sujets sont abordés : chasse, aviation, techniques de vol et politique. Les aviateurs n’ont pas de secrets entre eux ! En juillet, Udet reçoit Al Williams, considéré comme le meilleur pilote américain qui lui laisse piloter un Messerschmitt 109 dont la construction en série débute. Dès son retour aux États-Unis, Al Williams rédige ce rapport : «  Kassel, Allemagne, 15 juillet 1938. J’ai piloté aujourd’hui le Me 109. Je connais la vitesse maximum de cet appareil mais n’ai pas le droit de la révéler. Je me bornerai à dire que je tiens le Me 109 pour le plus rapide des chasseurs construits en série qui existent dans le monde entier, et aussi comme le plus maniable à toutes les allures. Avec lui, j’ai exécuté des chandelles, des tonneaux, des piqués et toutes les évolutions imaginables. Le Me 109 possède la vitesse quand on en désire en même temps que la souplesse d’une ballerine. Les conditions de sécurité pour la visée et le tir sont parfaites. Je n’exagère rien, mais rapporte seulement des faits… Après de nombreuses années d’expérience, le Me 109 est le seul avion que j’accepterais de troquer contre mon Gulfhawk. Et je n’hésiterais pas une seconde, si les Allemands voulaient en entendre parler. C’est l’avion que je choisirais si j’avais à combattre. Je connais les Hurricane et Spitfire britanniques, mais je les donnerais tous pour le Me 109. Celui-ci comble le rêve du pilote de chasse. » Quand Al Williams publie ce rapport, l’Autriche est devenue une province du Reich allemand depuis le 13 mars, sans avoir eu à tirer le moindre coup de feu. Le 10 avril, un referendum truqué avalise l’annexion : plus de 99% de la population approuvent l’Anschluss. Les Sudètes ne vont pas tarder à tomber dans les griffes de Hitler.

En France, les lendemains qui chantent ont fait place aux surlendemains qui déchantent. L’inflation, que le gouvernement peine à juguler, grignote inlassablement les hausses de salaire. L’embellie créée par les premières mesures sociales du Front populaire précède la tempête. En désespoir de cause, Léon Blum demande les pleins pouvoirs pour lutter contre la crise monétaire. Devant le refus du Sénat de les lui accorder, il démissionne en juin 1937. Camille Chautemps puis Édouard Daladier lui succèdent, décidés à «  remettre la France au travail  » alors que les grèves s’enchaînent.

Le 30 septembre 1938, le sort de la Tchécoslovaquie est discuté à Munich. Daladier pour la France, Chamberlain pour l’Angleterre et Mussolini pour l’Italie, signent les accords de Munich avec Hitler. En cédant à la menace d’une guerre, les dirigeants occidentaux signent un chèque en blanc au dictateur qui pense que, désormais, tout lui est permis et acquis. La Tchécoslovaquie est abandonnée aux Nazis qui annexent aussitôt les Sudètes. La Pologne et la Hongrie en profitent pour s’approprier des régions. Le territoire tchèque, en quelques jours, se réduit comme peau de chagrin.

La presse parisienne se scinde en deux tendances. Aux Antimunichois lucides sur les véritables desseins de Hitler, s’opposent les Munichois qui reprennent les arguments de la majorité de la population française. Hitler est peut-être de bonne foi et Daladier s’est vu contraint de signer ces accords par l’état d’impréparation de la défense nationale en général et de son armée de l’Air en particulier. Au nom du droit des Français à connaître la vérité, la presse parisienne fait le procès de l’armée de l’Air. Dans son édition du 10 octobre 1938, Le Journal dénonce la carence du potentiel aéronautique français. Le général Louis Maurin, ministre de la Guerre, estime que « la France aurait pu tenir un autre langage si elle avait possédé une armée de l’Air comparable à son armée de Terre ». Autant accuser l’armée de l’Air d’endosser, à elle seule, la responsabilité de l’impréparation de l’appareil militaire ! Le quotidien Paris-Soir édite une série d’articles sous le titre accrocheur «  Monsieur Churchill a écrit : le lamentable état des forces aériennes françaises ». Le 16 octobre, Jean-Gérard Fleury, chroniqueur aéronautique du Jour et de Paris-Soir révèle que « les Allemands sortent par mois autant d’avions que les Français, les Anglais et les Américains réunis ». L’Œuvre du 21 octobre, plagiant Balzac, ironise sur « la grandeur et la misère de notre armée de l’Air  » et le commandant André Langeron, éditorialiste des Ailes, journal spécialisé dans l’aviation n’hésite pas à déplorer « notre défaite aérienne de septembre ».

Dans la nuit du 9 au 10 novembre, le Reich allemand explose de haine raciale envers la population juive. C’est la fameuse Nuit de Cristal, un gigantesque pogrom, préambule à la solution finale. La France doit commémorer l’armistice du 11 novembre 1918 et sortir de sa torpeur. Le gouvernement Daladier sollicite René Fonck, car l’aviateur symbolise toujours le plus grand des patriotes avec ses 75 victoires. Il estime que nul autre que lui n’est aussi bien placé pour exhorter la population à s’unir contre la menace allemande. Son allocution radiophonique de 1938, énoncée d’une voix solennelle, hachée et teintée d’un fort accent vosgien, rappelle le sacrifice de tous ceux qui sont tombés pour la liberté et pour arracher, au prix de milliers de cadavres jonchant les champs de batailles, la victoire française de 1918.

La veille, il avait accepté de répondre à une enquête de Geneviève Bardot, de l’Union centrale des associations rurales féminines sur le vote des femmes. « Non, il n’est pas juste qu’en France, les femmes ne votent pas, lui avait-il affirmé, mais ceux qui leur refusent les droits civiques et politiques ne savent donc pas que, dans tous les pays, ce sont les femmes qui comptent avant tout ? […]Et si elles votent contre les partis au pouvoir, ça prouvera simplement qu’elles ont jugé ceux-ci à l’œuvre et les désapprouvent ! » Sollicité couramment sur des questions de société, Fonck accepte volontiers de donner son avis en recevant ses hôtes dans son cabinet de travail.

Grâce à Jacques Mortane, rédacteur en chef de La guerre aérienne illustrée, il a appris à cultiver son image comme d’autres des géraniums, et même à édifier un mythe. Il n’hésite pas à se servir de la presse pour satisfaire « son instinct de justice et son légitime désir de gloire », ou même pour publier des récits apocalyptiques d’une France vaincue en moins de soixante-seize heures, attaquée par une aviation allemande larguant des bombes asphyxiantes.

En cette fin d’année 1938, la presse débat toujours sur l’armée de l’Air. Le 9 décembre 1938, jour anniversaire de la disparition de Mermoz, L’Aérophile titre à la une : « Des avions et personne pour les servir. A-t-on voulu doter notre armée de l’Air d’un supplément de mille avions pour qu’ils restent dans les hangars ? » Certes, des crédits ont été votés et alloués à la fabrication d’appareils, mais il semblerait que l’on ait oublié de former les équipages pour les piloter. Or, les spécialistes de l’aéronautique estiment que 400 à 500 heures de vol sont nécessaires avant qu’ils ne soient véritablement opérationnels. Pierre Dignac, député de la Gironde et André Maroselli, sénateur de la Haute-Saône, interpellent à la fois la Chambre et le Sénat. Finalement, le budget prévisionnel 1939 de l’Air est fixé à deux milliards et 300 millions, en augmentation de 766 millions sur celui de l’année précédente. Pour 1940, les autorisations d’engagement devraient atteindre onze milliards. Dans l’attente de ces résultats, Paul Rives, rapporteur du budget de l’Air à la Chambre souligne «  l’importance des problèmes du personnel de l’armée de l’Air ; à tout programme de matériel, doit correspondre un programme de personnel.  » Confiant dans la qualité des aviateurs, le député communiste Armand Pillot déclare même à la Chambre, lors de la séance du 17 décembre, que « dans chaque groupe de combat [de l’armée de l’air], il doit y avoir au moins trois ou quatre Fonck en puissance. »

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